Les Chaussures Italiennes
Henning Mankell, traduit par Anna Gibson
Editions du Seuil, broché 2009 collection Point, 2011
Voilà un roman qui n’a rien d’une actualité. J’ai envie de dire « et alors ? ».
Je refuse la dictature du toujours plus récent, la tyrannie de la mode. Comme je réfute celle du seul genre policier : ce « Mankell » là n’est pas un « polar ». Ou bien
l’est-il quand même ?
Le lecteur qui, dans ce roman, penserait rencontrer Wallander, le personnage récurent de Mankell, ferait une rencontre plus étrange. Il découvrira à sa place Fedrik Welin, soixante-six ans,
chirurgien déchu, reclus depuis douze ans sur une île minuscule de la Baltique. Il a hérité de ses grands parents la maison qu’il y habite. Sa seule occasion de rencontrer un être humain
est la visite bihebdomadaire de Janson, le facteur hypocondriaque et curieux comme une belette avec lequel il s’engueule systématiquement.
Un jour, ce facteur qui fait aussi taxi dépose une vieille femme sur la glace. Cette femme, il y a bien longtemps, a été un amour de jeunesse du vieux médecin misanthrope. Mais Fédrik l’a fuie un
jour, sans explication. Vient-elle chercher, trente après, des excuses pour cet abandon ? Quelsecret porte-t-elle ?
Le roman nous raconte la succession de modifications imprévues qui bousculent le quotidien du médecin. On n’imaginait pas cela possible chez cet homme tellement attentiste depuis tellement de
temps qu’il a laissé se développer une fourmilière dans une pièce de sa maison, condamnée de ce fait.
La solitude qu’il croyait avoir choisie tombe des épaules de Fédrik comme un manteau trop lourd. Certes la redécouverte d’un amour enfui, d’un enfant inconnu et l’acceptation d’anciennes
responsabilités vont fatiguer son cœur. Mais il réapprend à vivre et le printemps peut naître même des glaces les plus froides. Un printemps stupéfiant, imprévisible, absurde, mais tellement
vivant !
Le ton oscille entre gravité et dérision : « La plupart des voyages dont on rêve n’ont jamais lieu. Ou alors on les accomplit intérieurement. L’avantage, […], c’est qu’on a de la place
pour les jambes. ». Parfois, Mankell effleure la poésie « Les promesses trahies sont comme des ombres qui dansent autour de [nous] au crépuscule ». Le climat littéraire joue avec
les codes de la réalité. Absurdité poétique, désespoir poli, on pense au surréalisme…
La maîtrise de la narration, sa tension, sont telles qu’elles suppléent sans peine à ce que serait un suspens policier classique. C’est bien l’auteur que l’on connaît, qui met la même gravité à
raconter l’hiver, la solitude, la difficulté à rencontrer les autres. Il y réussit si bien qu’on se demande s’il n’est pas davantage lui-même dans ces pages que dans tout ce qui a fait sa
célébrité.