Je ne quitterai pas ce monde en
vie
Steve Earle, traduit par François Thomazeau
L’Ecailler, 2012
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on est, avec ce roman, a des kilomètres d’un kilafé classique ou d’un thriller gore made in USA. Un roman social ? Fantastique ? Rien de tout ça, un peu quand même…
Doc, junkie en manque permanent, a été radié de l’ordre voici des années. Depuis, il vit une lente errance, descente
progressive vers les bas fonds de la société américaine. Pour se payer ses doses, il soigne ceux qui, pour un tas de raisons qui les regardent, ne peuvent aller jusqu’aux urgences de l’hôpital de
San Antonio. Blessures liées à des affrontements avec les flics ou à des règlements de compte, blessés recherchés…Nous sommes dans les années soixante-dix. Les prostituées, si elles ont souvent
besoin d’injections d’antibiotiques ont aussi parfois besoin de se débarrasser d’une grossesse encombrante. La misère des autres entretient celle de Doc, solitaire, par choix dit-il.
Pourtant, chaque fois qu’il se pique, c’est à dire plusieurs fois par jour, Doc tient conversation avec Hank Williams,
chanteur de country, mort de nombreuses années auparavant, ectoplasme revenchard et râleur. Hank a véritablement existé, et ce qu’on sait de sa mort précoce correspond, semble-t-il, exactement à
la scène du roman. Mort sur la route, un long ruban d’asphalte pour seul horizon. Hank, dont le roman prétend qu’il a été soigné, autrefois, au temps de leur prospérité mutuelle, par le
Doc.
Nous voici donc avec un fantôme. Dans les premières pages, cette apparition passe pour une émanation de la conscience de
Doc. Puis, avec une stupéfaction joyeuse, on ne s’étonne plus de la voir s’individualiser. Dans un sens, il est même rassurant de voir ainsi le Doc garder sa tête sur les épaules. Mais cela ne
dure pas. Car voici Graziella, une petit mexicaine qui ne tarde pas à faire chavirer son cœur, puis son âme, et enfin, malgré sa résistance, son corps. Graziella dont l’aide est si
précieuse au Doc : non seulement depuis qu’elle pose les mains sur ses patients, ils ne meurent plus, mais ils s’amendent, et on voit les filles de mauvaise vie retourner dans le droit
chemin, les dealers raccrocher, les junkies se sevrer.
On le comprend, rien, de tout cela n’a beaucoup de vraisemblance. On se laisse cependant embarquer sans façon par la
gravité joyeuse, le sentiment aigu de la vie et de la mort qui se promènent dans les pages de Steve Earle. Ici, il joue tout au long à mélanger vérité et fiction. Car Hank n’est pas le seul
personnage réel à les « hanter ». On assiste à la mort en direct de John Fitzgerald Kennedy, premier président américain catholique, mesurant au passage le traumatisme pour le peuple
des gens simples.
Steve Earle, vous le connaissez. Il est, en lui-même et à sa façon, à la fois vrai et personnage de fiction. C’est
lui qui joue l’ex accro, dans « The Wire ». Il incarne le parrain de « Bubble » chez les junkies anonymes. Barbu, bracelet de force, gilet de cuir…Mais là encore, on joue
entre vrai et faux, vrai mensonge, fausse vérité. Car l’auteur a, lui aussi, connu les seringues, la prison et les bas-fonds. Comment mieux illustrer ce jeu de miroir qu’en précisant que le titre
du roman est aussi le titre du dernier album enregistré par Hank Williams dans la vraie vie ? Et que Steve Earle, comme cet étrange héros, est lui aussi musicien…
Un roman qui n’a rien d’un polar, mais qui rode dans ses marges noires, subtilement, servi par une belle
écriture.
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